La complexité du kinomichi et les programmes neuromusculaires
Tellement de choses différentes à apprendre
Dernièrement, j’ai commencé à prendre des leçons de chant : vaste défi. Je n’ai aucune facilité et cela me permet de comprendre de nombreuses difficultés de l’apprentissage en général. En simplifiant, il faut faire une certaine qualité de son (fait dans la bouche) à une certaine note (produite par les cordes vocales). Naturellement, chaque fois que j’essaye de chanter juste le son est laid ; réciproquement quand je fais un beau son, je chante faux. Il me faut beaucoup de préparation pour faire un beau son juste. Le kinomichi de ce point de vue n’est pas très différent.
Le kinomichi nécessite un apprentissage très riche dont je résume les principaux points :
· Nouvelle grammaire du mouvement ; une nouvelle coordination motrice : savoir coordonner les différentes parties du corps entre elles.
· Un tonus musculaire juste : ni mou, ni dur.
· Géométrie du mouvement complexe avec le partenaire : synchroniser les déplacements relatifs des deux partenaires.
· Un dialogue corporel et sensible avec le partenaire : ajuster constamment le mouvement en fonction des capacités internes de ce dernier.
· La combinaison des éléments précédents : il s’agit de « danser le tango et faire un massage en même temps ! »
Avec la conscience de la richesse des mouvements, il est difficile d’en oublier la complexité pendant les cours.
Apprendre tout en même temps ?
Nous avons compris que le kinomichi est complexe. Le débutant est confronté à un défi de coordination motrice parce que les mouvements sont construits à partir d’une coordination rarement vue ailleurs. Le débutant doit se relâcher, se coordonner avec le partenaire etc… Le pratiquant normal ne peut pas tout apprendre en même temps ; il ne peut pas penser à tout en même temps. A chaque instant, il fait des compromis en matière d’apprentissage ; généralement sans le vouloir, il choisit un aspect, un détail qu’il veut améliorer ; dans son imperfection ordinaire, il va oublier beaucoup de choses.
Assimiler pour oublier
Mais alors les progrès sont-ils possibles. On peut créer des programmes neuromusculaires. Par exemple, on apprend la bicyclette. On apprend à pédaler et on y pense plus : un programme neuromusculaire assimilé. Puis, on apprend à manier le guidon pour diriger le vélo : un autre programme neuromusculaire assimilé. Ensuite, on apprend à garder son équilibre : un programme neuromusculaire (celui-ci peut s’apprendre séparément avec la trottinette qui a les mêmes principes d’équilibre sans autres problème de coordination). Progressivement, on pédale, on se dirige, on ne tombe plus, sans y penser ; quand un programme est acquis, il permet d’apprendre autres choses et donc de progresser. Impossible d’apprendre à lâcher une main à vélo, voire deux, si on doit penser à pédaler… De même l’apprenti conducteur de voiture a du mal à faire attention au contexte, à l’environnement, parce qu’il est trop préoccupé par les pédales, l’embrayage, les vitesses ; avec un peu d’expérience le conducteur ne pense plus à tout ça parce que ceux sont des programmes acquis. Nous arrivons à nous brosser les dents en pensant à autre choses, etc. Comment un acteur peut-il commencer à penser à son jeu, s’il est encore préoccupé par son texte ? Le texte doit devenir un automatisme pour qu’il se libère pour donner une intention.
Que l’on apprenne la géographie ou les échecs, on pense qu’il s’agit de retenir quelques coups et règles, ou quelques noms de pays. On constatera toutefois que les champions d’échecs ont beaucoup d’automatismes ; ils ont mémorisé des configurations, des parties, des fins de parties . Mais comme, on l’a vu pour la bicyclette, pour le kinomichi, l’apprentissage passe par une succession ou un enchevêtrement (à vrai dire je ne sais pas vraiment) de programme neuromusculaire ; il n’est pas suffisant de pouvoir décrire par cœur un mouvement. Le corps doit pouvoir faire certaines étapes sans que l’on y pense par exemple : bouger les jambes pour pédaler. Et que ce soit pour la bicyclette ou le kinomichi l’apprentissage a besoin d’être graver dans des programmes ce qui passe par la répétition plus ou moins intensive selon l’élève et les circonstances.
Répéter au-delà du mouvement juste
II semble suffisant de répéter un exercice jusqu’à ce que les pratiquants le réalisent correctement. Une fois qu’un mouvement est bien fait par un pratiquant, cela ne garantit pas qu’il soit assimilé, c’est-à-dire fait en automatique. Quand un pratiquant commence à bien faire un exercice, il est généralement encore concentré et le processus d’enregistrement du programme n’a pas encore abouti. En s’arrêtant aux premières réussites, ce qui est bien commun, plus tard lors d’un retour sur l’exercice, le pratiquant sera obligé de se concentrer à nouveau sur l’objet de l’étude, évidemment un peu moins que la première fois. C’est pourquoi, autant que la patience de chacun le permet, un exercice devrait être répété bien au-delà de l’exécution correcte, tout en gardant le sourire ; il devrait être répété jusqu’à l’assimilation. Cela doit peut-être se passer en plusieurs cours, ou même en plusieurs journées ? Régulièrement, avec un partenaire qui découvre une nouveauté, je le laisse répéter à l’infini un mouvement, n’arrêtant que lorsque l’un des deux devient étourdi à force de tourner dans le même sens.
Un sens pour la répétition
Lors des répétitions, si l’attention reste concentrée sur la forme du mouvement, le pratiquant se sent devenir un moulin à vent ou une locomotive à vapeur. Cela peut devenir superficiel et démotivant. Il faut donner une finalité à la répétition qui peut dépendre de l’expérience des pratiquants. Par exemple, la finalité d’un mouvement n’est pas nécessairement la forme mais un bon échange tonique. En rappelant l’importance des sensations et donc de la finalité, l’enseignant met en perspective la répétition. Améliore-t-elle l’échange tonique ? Est-elle perçue par les pratiquants ? Avec les sensations, la répétition devient une aventure ; c’est une façon de comprendre que l’on ne fait jamais deux fois le même mouvement. Sans oublier qu’il est impératif d’être un peu mécanique pour graver certains processus.
Faire faire ou corriger ?
De même, le professeur ne peut se satisfaire de donner des corrections. Et comme on dit cela rentre par une oreille et ressort par l’autre. Sans processus d’assimilation, la correction, en tant qu’énoncé du professeur, il ne reste dans le cerveau de l’élève que du vent. Combien de fois, Maitre Noro s’est tu et nous a demandé de faire un exercice spécifique pour assimiler quelque chose qui nous manquait ; « contact », parce que trop excités nous avions perdu le contact avec le partenaire, telle variation de « iten » pour nous faire mieux rentrer dans la spirale et j’en manque. Ainsi nous pratiquions un programme, plutôt que de laisser passer entre nos oreilles une remarque très pertinente. C’est un autre exemple d’une certaine sagesse orientale : répéter un exercice qui rend la correction inévitable espérant une assimilation sans le dire.
Ne pas être des Sisyphe du kinomichi
« Pour avoir osé défier les dieux, Sisyphe fut condamné, à faire rouler éternellement jusqu'en haut d'une colline un rocher qui en redescendait chaque fois avant de parvenir au sommet (Odyssée, chant XI) » . Si Sisyphe pouvait en chemin vers le sommet laisser son rocher sur des paliers (zones planes), alors il pourrait se reposer sans laisser le rocher rouler inévitablement vers le bas de la montagne. Sous cette condition il atteindrait probablement le sommet avec le rocher, mettant fin ainsi à son supplice. De même, le professeur doit organiser l’apprentissage de programme. Faire peu de fois un exercice sans déboucher sur un acquis est presque inutile. Avec une pédagogie désorganisée les élèves ne créent pas des acquis à partir desquels le progrès s’avère possible. Ils ne créent pas des acquis qui permettent de passer à une autre étape. Deviennent-ils de petit Sisyphe ? Sans pédagogie orientée sur les programmes, il est certain que bon an mal an, des programmes finissent par être assimilés. Si le professeur peut faire abstraction des autres facteurs tels que la motivation et la bonne humeur des élèves, les différences de niveau entre eux, alors le professeur doit répéter un exercice quel qu’en soit la nature jusqu’à son assimilation, jusqu’à ce que les pratiquants puissent le réaliser sans avoir besoin de se concentrer l sur l’objet de l’exercice. Il faudrait répéter pour ne plus avoir besoin d’apprendre tel détail, pour pouvoir oublier, pour ne plus avoir besoin de recommencer. En d'autres termes, créer des paliers d’apprentissage.
Quand Maitre Noro était chez son Maitre, un jour celui-ci lui dit de répéter inlassablement le même mouvement, et cela pendant plusieurs semaines. Et comme cela durait, ses camarades ne voulaient plus pratiquer avec lui, ne voulant plus faire ce seul mouvement. Vint le moment où Maitre Ueshiba, libéra le jeune Noro de l’obligation de faire cette seule technique. Selon ses dires, il avait fait beaucoup de progrès. La première fois que j’ai entendu cette histoire, cela paraissait bien un mystère. A l’aune de nos réflexions, nous imaginons qu’en répétant ce même mouvement pendant plusieurs semaines Maitre Noro a pu se libérer de tout souci relatif à l’apprentissage géométrique d’un mouvement, et qu’il a pu assimiler certains programmes tout spécialement liés à cette répétition dont Maitre Ueshiba avait eus l’intuition. Il a ensuite pu profiter de ces programmes dans l’exécution d’autres mouvements.
A l’occasion de cet exemple, en ce qui concerne la répétition, nous profitons pour comprendre à travers notre prisme occidental les méthodes d’enseignement orientales : créer des automatismes, pour notamment approfondir la connaissance des mouvements.
Assimiler pour se libérer le cerveau
Dans la chorale où je chante, le chef de chœur a introduit un nouveau chant. Il lui paraît essentiel que nous rythmons le chant avec nos pieds et en battant des mains dans une syncope particulière. Il sait que cela sera difficile pour certains de coordonner les pieds, les mains et le chant. Comme il le dit, on répète « à la façon tai-chi » le rythme dans les pieds et les mains. Il dit de commencer à chanter uniquement si on n’a aucun problème de rythme dans le corps. Si on est perdu, on arrête de chanter et remet le corps en rythme. Si c’est encore difficile on ne fait que le mouvement des pieds. On ne peut commencer à chanter que si le corps est automatisé pour le rythme. Le chef de chœur a conscience que nous devons d’acquérir des automatismes pour combiner des activités et compétences. Si nous apprenons tout en à la fois, nous ne faisons rien de bien. En ce sens le kinomichi est face au même défi : combiner de nombreuses compétences.
Assimiler un programme neuromusculaire permet de se libérer son cerveau pour apprendre de nouvelles choses, pour réaliser des tâches plus complexes, pour combiner plusieurs programmes différents.
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